LIBÉREZ LE YÉMEN : COMPLEXE MILITARO-INDUSTRIEL ET GUERRE ÉCONOMIQUE (2/2)

Yémen et complexe militaro-industriel

Le complexe militaro-industriel français

En plus de son soutien opérationnel au sol, la France participe massivement à l’effort de guerre de la coalition atlanto-wahhabite en fournissant ses technologies militaires.

Si les armes servent toujours à tuer, ce ne sont pas les bons sentiments qui vont contenir l’industrie de l’armement dans un monde régi par la rémunération du capital. Nos propos ne vont donc pas consister à remettre en question la commercialisation de ces armements à haute valeur ajoutée, mais de ne plus participer aux guerres illégales qui lui sont liées. Pour qu’elle soit efficace, la critique de l’industrie de l’armement doit se concentrer sur la question de l’alignement systématique de notre politique étrangère sur des pays tiers : si cela doit se faire pour vendre nos armes dans le cadre d’un conflit illégal, alors la limite doit être fixée ici.

Sachant que les contrats d’armement comprennent souvent des services divers et un accompagnement technique (pièces détachées, formation, modernisation du matériel, maintenance, conseil, sécurisation de zones, etc.), cette position consiste à composer entre l’intérêt économique et l’éthique de la guerre. L’absence de soutien diplomatique dans ce genre de conflit suffirait en soi à mettre la pression sur nos clients vu le poids de la France. En échange, les concessions devront se faire ailleurs ; là est le rôle de la diplomatie, car avec des pays tels que l’Arabie Saoudite il y aura toujours des dissensions éthiques et morales avec notre position officielle de démocratie des droits de l’Homme. Vu qu’énormément d’armements ont été vendus en amont du conflit, la problématique réside donc dans le moyen de rendre caduc les futurs contrats de ventes d’armes et les services associés une fois les fautes et l’illégalité de l’autre partie établies dans un conflit.

La politique française d’exportation d’armement est déjà soumise à un contrôle interministériel strict, mais insuffisant : « Les demandes de licences sont ainsi enregistrées par la Direction générale de l’armement, instruites par les ministères de l’Europe et des affaires étrangères, des Armées, de l’Economie et des Finances, puis par le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN). À l’issue d’une réunion plénière de la commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG), l’octroi de la licence est indiqué par la direction générale des douanes et des droits indirects (DGDDI) ». En fin de processus, le Premier ministre entérine la validation finale. Le contrôle parlementaire sur les ventes d’armes est donc inexistant, contrairement au Congrès américain par exemple qui doit être (en théorie) consulté à ce sujet. En France, aucune commission d’enquête sur les ventes d’armes au Yémen n’est possible à cause des enjeux économiques et diplomatiques importants selon l’ancien député LREM de Haute-Garonne, Sébastien Nadot. La Commission des Affaires étrangères a privilégié une « mission d’information parlementaire » avec moins de pouvoir pour permettre plus de contrôle sans remettre en question les ventes du complexe militaro-industriel français. À l’avenir, formuler des contrats d’armement avec une clause de clôture en cas de manquement au droit humanitaire international et permettre au Parlement voire aux citoyens de mettre un véto dans ce genre de situation pourraient être des solutions viables.

La France garde le droit de vendre des armes dans un objectif défensif, même si les acheteurs décident de les utiliser par la suite dans un but offensif. Voyez la subtilité. Elle a signé la Position commune de l’Union européenne (2008) et le Traité international sur le commerce des armes (2014), mais sans transposer ces traités dans son droit national, ce qui ne donne pas la possibilité à un citoyen français ou yéménite de poursuivre la France devant un tribunal pour avoir violé ses engagements internationaux. Le risque juridique reste néanmoins présent, car l’assistance d’entreprises françaises aux militaires saoudiens et émiratis peut être constitutive de complicité de crime de guerre dans le cas où le matériel est utilisé sur des civils. Officiellement, le discours gouvernemental consiste à soutenir qu’il est difficile de prouver formellement que des civils yéménites aient été tués par des armes françaises, alors que le rôle de la Commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG) est justement d’étudier « la situation intérieure du pays de destination finale et de ses pratiques en matière de respect des droits de l’homme ».

Macron et ingérence étrangère de la France au yémen

Dès avril 2018, l’Observatoire des armements alertait qu’une quinzaine de références d’armes françaises pourraient être impliquées dans la guerre au Yémen. Il s’agit d’armement exporté dans les années 1990, comme les chars Leclerc ou encore des Mirages 2000 vendus avant le début du conflit. S’appuyant sur un rapport de 15 pages (25/09/18, classé confidentiel Défense) de la Direction du renseignement militaire (DRM), Disclose a creusé la piste et a révélé que des armes françaises vendues à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis sont bien présentes sur terre, sur mer et dans les airs du Yémen. Le renseignement français a établi que « Riad conduit depuis mars 2015 une campagne de frappes aériennes massives et continues » ; la coalition aurait procédé à 24 000 bombardements entre 2015 et 2018. Dans ces actions directes, l’Arabie saoudite a agi principalement par voie aérienne, les attaques les plus meurtrières de la coalition.

Une enquête collective de médias allemands et internationaux (publiée fin février) montre également que les armées saoudienne et émiratie utilisent les armements français au Yémen. Il s’agit d’obus-flèche, de Mirage 2000-9 (équipés de missiles guidés franco-britanniques Black Shaheen de MBDA, des missiles AASM de Safran et des systèmes pods Damoclès de ciblage et de reconnaissance de Thales), de radars Cobra, de blindés Aravis, de chars Leclerc (Nexter), d’hélicoptères Cougar et Dauphin (Airbus Helicopters), d’avion ravitailleur A330MRTT (Airbus), de frégates de classe Makkah (Naval Group), de corvettes lance-missiles de classe Baynunah (Constructions mécaniques de Normandie – CMN), de drones de renseignement militaire SDTI (SAGEM), d’aide satellitaire et d’armement numérique (Ercom), de blindés légers Renault Sherpa light et Vab Mark 3 (Renault Trucks Defense), d’intercepteurs rapides (Couach), de systèmes électroniques de navigation (SAFRAN), d’équipements essentiels à la logistique des tirs et de 1245 fusils de précision livrés à Riad depuis 2015 (selon les rapports au Parlement sur les exportations d’armes de 2016 et 2017). Selon le contrat d’exportation ARTIS signé en décembre 2018, pas moins de 147 canons Caesar (Nexter) doivent être encore livrés aux Saoud d’ici 2023. Entre 2019 et 2024, Nexter (détenue à 100 % par l’État) doit également envoyer des véhicules blindés Titus et des canons tractés 105LG, selon de nouveaux contrats Paris-Riad signés fin décembre 2018.

Le conflit yéménite a donc longtemps été minimisé pour ménager les précieux clients du complexe militaro-industriel français. Le marché européen de l’armement étant largement occupé par les États-Unis, en tout cas avant l’arrivée de Trump (merci à l’UE pour la « solidarité européenne »), l’industrie française de l’armement a fait du Moyen-Orient une zone privilégiée de son commerce. Le contexte est d’ailleurs de plus en plus favorable au vu du désengagement annoncé par l’administration américaine avec les principales puissances sunnites de la région (contrairement aux volontés de l’État profond). L’Arabie saoudite et les EAU font partie des plus gros clients des exportations d’armements lourds français. La monarchie saoudienne est par exemple le deuxième plus gros client de la France derrière l’Inde sur la période 2008-2017 en ce qui concerne l’achat d’armes. Selon le rapport annuel 2018 au Parlement sur les ventes d’armes, la France a vendu 11,1 Md € d’armements en dix ans  à l’Arabie saoudite et 3,8 Md € aux Émirats arabes unis. Le Qatar, l’Arabie saoudite et les EAU ont fait partie en 2018, avec la Belgique, des quatre premiers clients de l’industrie de l’armement française : le Qatar a acheté des armements pour 2,5 Md€, l’Arabie Saoudite pour 1 Md € et les EAU pour 200 M€. La France a notamment octroyé des licences à l’Arabie Saoudite en pleine guerre pour la fourniture et l’entretien de matériel de guerre en 2016 (16 M€) et l’année suivante en livrant 1,3 Md€ d’armements.

Début juin 2019, le Ministère des Armées a publié le dernier rapport 2019 au Parlement sur les exportations d’armement de l’Hexagone. Les commandes des industries de défense françaises pèsent 9 Md€ à l’exportation en 2018 (+ 30 % par rapport à 2017), « un des meilleurs chiffres de ces vingt dernières années ». Les exportations d’armes françaises vers l’Arabie saoudite ont explosé peu avant et pendant le conflit. Le contrat Donas pour réarmer le Liban, conclu en novembre 2014 par l’Arabie saoudite (le financier), le Liban (le client) et la France (le vendeur), a été annulé par le royaume wahhabite et reconfiguré pour que sa propre armée puisse acquérir le matériel français destiné initialement au Liban pour un montant de 3 Md $.

Les détails précis de l’enquête de Disclose ont donné suite à une pression de l’exécutif français. Une plainte du Ministère des Armées a été déposée contre les journalistes du média en question, Geoffrey Livolsi, Mathias Destal, Michel Despratx, ainsi que contre Benoît Collombat de Radio France qui a publié cette enquête avec quatre autres partenaires (Arte InfoKonbiniMediapart et The Intercept). Ils ont été convoqués par la DGSI fin mai 2019 pour « compromission du secret de la défense nationale », un délit qui peut être puni de cinq ans de prison et de 75 000 € d’amendes. Alors que huit journalistes ont depuis été convoqués par la DGSI, la presstituée et les commentateurs s’offusquent : comment ces braves gens peuvent-ils être convoqués par la police politique et ainsi être relégués au rang d’un vulgaire Panamza ou Alain Soral ? Et oui, il faut soit dénoncer les abus de pouvoir dans les deux sens soit se faire à l’idée de rester dans le rang toujours plus étroit de la liberté de la presse et d’expression, sans chouiner.

Depuis ces convocations, tout soupçon concernant l’armement français est monté en épingle contre l’État par les médias et des ONG comme Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT) et Action Sécurité Ethique Républicaines (ACER). On a eu le cas d’un navire saoudien stationné au Havre accusé de charger « huit canons de type Caesar » : la cargaison a été reconnue par le gouvernement sans qu’il précise ni nature de l’armement ni sa destination, mais en affirmant qu’« aucune livraison de Caesar [n’est] en cours ». Une autre accusation a été portée sur des armes chargées dans un navire à Marseille à destination de l’Arabie Saoudite ; la Sosersid (société de dockers), Siemens et un représentant en France de l’armateur du cargo saoudien ont indiqué qu’il s’agissait de transformateurs électriques sur châssis et non d’armement. Mais Jupiter Ier n’a pas pu s’empêcher un excès de zèle en annonçant « assumer la vente d’armes françaises à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis », car elles ne sont pas utilisées contre des civils…

La fameuse phrase du ministre des Armées Florence Parly « je n’ai pas connaissance du fait que des armes [françaises] soient utilisées directement au Yémen » restera dans les annales du conflit, à l’instar du « bon boulot » d’al-Qaïda en Syrie, prononcé par Laurent Fabius, ancien ministre français des Affaires étrangères.

Daesh et al-Qaïda au Yémen

Le complexe militaro-industriel international

La France n’est pas l’unique pays à équiper la coalition et, de ce fait, à être dans une probable illégalité juridique.

Selon Haaretz, Israël a vendu des bombes et des missiles à l’Arabie saoudite pour sa guerre au Yémen, dont certains sont interdits par le droit international. La Grande-Bretagne a également fourni aux Saoudiens des avions militaires Typhoon, ainsi qu’un approvisionnement en munitions, en formation et en soutien technique pour maintenir ces avions opérationnels dans son ancienne colonie du Yémen. Une croissance de 11 % des contrats au cours des trois premiers mois de 2015 a été générée et 30 % du total des exportations d’avions, de missiles et de bombes britanniques ont été acheminés vers l’allié saoudien (un record). Les ONG Human Rights Watch et Amnesty International ont d’ailleurs signalé l’utilisation de bombes à sous-munitions « made in Great Britain » sur des objectifs civils, notamment des exploitations agricoles au nord du pays, alors qu’elles sont interdites par le droit international. Le 16 février 2019, le Parlement britannique a publié un rapport qui présente toutes exportations d’armes vers l’Arabie saoudite comme probablement illégales, car elles violeraient des conventions internationales comme le Traité international sur le commerce des armes (2014). Le 20 juin suivant, le pays a annoncé ne plus signer de nouveaux contrats d’armement, pour un temps, avec l’Arabie saoudite.

À la frontière yéménite, des journalistes de GermanArms ont pu constater qu’un avion Eurofighter appartenant aux Saoudiens avait été ravitaillé par voie aérienne par un Airbus A330 MRTT. L’Eurofighter est notamment fabriqué par le Royaume-Uni, l’Allemagne et l’Espagne, qui sont de gros fournisseurs de l’Arabie saoudite. Des éléments de l’industrie de l’armement allemande ont aussi été relevés au Yémen. Deux véhicules équipés d’un blindage similaire à celui produit par la société Dynamit Nobel AG ont été aperçus sur le terrain yéménite, de même qu’un navire de guerre émirati de la classe Frankenthal construit en Allemagne. D’autres navires de facture allemande pourraient être localisés à Assab (Érythrée), base d’opérations des EAU (cf. Partie 1). Des véhicules de l’armée émiratie sont équipés de stations d’armes dites Fewas de l’allemand Dynamit Nobel Defence et le système de protection Clara de cette même entreprise a été identifié sur un char de combat français Leclerc. Les châssis Unimog-Daimler (Mercedes-Benz) équipent également les Caesar français ce qui amène à une dissension franco-allemande sur le dossier yéménite.

Effectivement, l’Allemagne a décidé de manière unilatérale en octobre 2018 de refuser toute future licence d’exportation d’armes à l’Arabie saoudite après le meurtre du journaliste Jamal Khashoggi. Airbus a riposté fin février 2019 en annonçant revoir la conception de son avion de transport militaire C295 afin de se passer des composants allemands (4 % des pièces de l’appareil), car l’accord des deux gouvernements est nécessaire pour l’export. La voix de la Turquie du 15 avril 2019 a rapporté que l’Allemagne a ensuite décidé de lâcher un peu du lest et reprendre la vente de matériels et technologies d’armes vers l’Arabie saoudite et les EAU, mais pas avant septembre prochain. Pour accélérer le dossier, la Macronie pousse également l’Allemagne à reprendre ces exportations et Airbus a carrément exprimé son souhait en mai 2019 de faire un recours devant un tribunal pour mettre la pression au pays d’Angela. À noter que si le Deutschland a imposé un embargo sur les armes vers l’Arabie saoudite durant un temps, Berlin a subtilement évité d’imposer une interdiction formelle d’exportations d’armes vers les Émirats arabes unis. Le système de radar Cobra, coproduit par la France et l’Allemagne, a notamment eu l’autorisation d’export par le Conseil de sécurité nationale allemand vers les Émirats arabes unis en avril dernier.

Aux États-Unis, le Congrès américain a approuvé une résolution le 4 avril 2019 pour que le pays cesse son soutien à la coalition saoudienne au Yémen, sauf pour les opérations contre al-Qaïda et consorts. Un Congrès pacifiste, une première historique ? Il s’agit en réalité de fragiliser les initiatives du Donald, qui a d’ailleurs mis son véto les jours suivants. Le Congrès n’avait pas utilisé la loi limitant les pouvoirs militaires d’un président américain (War Powers Resolution, 1973) depuis 45 ans, pourtant il y en a eu des guerres illégales depuis… Dans le même temps, l’Agence américaine pour la coopération en matière de défense et de sécurité (DSCA) a fait savoir que le Département d’État a donné le feu vert au Congrès pour la vente de missiles aux EAU et à Bahreïn pour un montant de 5 958 Md $. Ce projet comprend 36 missiles Patriot MIM-104E, 32 missiles AIM-9X, 20 missiles AGM-84 Block II Harpoon, et 100 missiles GBU-39. En mai dernier, les États-Unis vendaient déjà 2,4 Md $ de missiles THAAD à l’Arabie saoudite (La voix de la Turquie, 04/05/19). Le Département d’État a aussi validé la vente d’une série d’équipements militaires supplémentaires aux EAU pour environ 1,2 Md $ : il s’agit de 20 000 roquettes air-sol de 70 mm à guidage laser dit APKWS (Advanced Precision Kill Weapon System) qui équiperont les hélicoptères émiratis, de missiles antichars Javelin et de petits drones tactiques RQ-21A Blackjack. Mais l’administration Trump voulant passer outre le Congrès, se voit freinée par le Sénat qui a approuvé fin juin 2019 le blocage de 22 projets de vente d’armes (8,1 Md $) à l’Arabie saoudite, les EAU et à la Jordanie.

En connaissance de cause et malgré le désastre humanitaire, la majorité des armements du complexe militaro-industriel français et international a été fournie en aval de son déclenchement par la coalition. Selon les estimations, un total d’environ 280 Md $ a été consacré en dépenses militaires depuis le début du conflit.

Armes illégales au Yémen

La guerre économique pour étouffer le Yémen

En plus de la guerre réelle, quoi de mieux qu’une bonne vieille strangulation économique pour accroitre le chaos au Yémen. La crise humanitaire, l’augmentation du prix des denrées alimentaires de base et l’effondrement de la devise officielle du pays (le riyal yéménite) de deux tiers depuis 2015, dont une chute majeure en août 2018, ont accru sensiblement la précarité de la population. En conséquence, les Yéménites disposant de ressources se sont tournés vers la conversion de leur devise en dollar ou en or, créant ainsi une fuite de capitaux du pays.

La crise économique et les risques monétaires ont de multiples causes. Nombre de Yéménites hésitent aujourd’hui à confier leur argent aux banques locales, tandis que les entreprises ont des difficultés à obtenir des lettres de crédit nécessaires aux importations dont dépend fortement le pays. C’est une directive de la Banque centrale du Yémen qui en est à l’origine : elle contraint les commerçants à effectuer leurs transactions en espèces uniquement, ce qui a participé à la baisse majeure des importations achetées en dollars.

En septembre 2016, le siège de cette banque centrale du pays a été transféré de Sanaa vers Aden, capitale de facto du président Abdrabbo Mansour Hadi. Ce mouvement était nécessaire pour ne pas laisser les Houthis détenir cette institution stratégique. En effet, depuis la prise de Sanaa (capitale du Yémen) en septembre 2014, la rébellion a progressivement pris le contrôle des institutions étatiques pour créer un système parallèle au gouvernement officiel (Diplomatie n° 98, mai-juin 2019, p.42). Ces dissidents sont notamment accusés d’empêcher les commerçants et les banques d’ouvrir des lignes de crédit à Aden, d’avoir pillé une quantité des réserves de la Banque centrale du Yémen (une évidence démentie par les Houthis) et d’avoir refusé que celle-ci paye les salaires des fonctionnaires à Aden. Bref, la guerre économique est en cours entre Houthis (Sanaa) et Hadi et ses soutiens internationaux (Aden).

Pour la coalition, le transfert de la Banque à Aden visait à reprendre le contrôle politique et économique du Yémen, mais le procédé s’avéra délétère. Martin Griffiths, envoyé spécial de l’ONU pour le Yémen, juge par exemple que l’affaiblissement de la banque centrale est un des facteurs de la famine au Yémen. Des dizaines de milliers de Yéménites sont descendus dans les rues de Sanaa pour protester contre « la guerre économique lancée contre leur pays » par la coalition atlanto-wahhabite. Avec l’effondrement du riyal yéménite, les autorités ont entrepris de stabiliser la monnaie en demandant l’assistance de banques et d’institutions financières privées.

Alors que l’inflation du pays croît, une injection de 3 Md $ du Koweït et des Émirats arabes unis est attendue, en plus des 2,2 Md $ promis par Riad qui n’a toujours pas envoyé les fonds (seuls 200 M$ ont été perçus début octobre 2018). De toute façon, de nouveaux billets de banque ont déjà été reçus de Riad via des imprimeurs russes, mais la Banque centrale du Yémen ne peut en garantir la valeur faute de réserves de change nécessaires. En cas de krach monétaire, les marges de manœuvre seront donc très limitées pour protéger le pays : ses réserves de devises sont faibles, l’embargo fait plonger l’économie et la banque centrale sous tutelle étrangère a du mal à fonctionner correctement. De plus, la cessation des exportations de pétrole et le ciblage de positions militaires et de sites économiques « utilisés à des fins militaires » ont également accentué le phénomène ; la coalition a bombardé 14 375 structures civiles« telles que des usines, des entrepôts commerciaux, des produits alimentaires, des médicaments, de l’électricité et du carburant ».

Tout ceci couplé à la faible popularité du gouvernement laisse entrevoir un avenir ombrageux pour le Yémen.

Ville détruite au Yémen

La médiation onusienne toujours aussi stérile

L’examen des faits traduit une fois de plus l’inefficacité des organisations internationales face aux intérêts des États-nations et des oligopoles qui les constituent.

Alors que l’État français initiait une conférence humanitaire pour le 27 juin 2018, à Paris, avec des représentants d’une vingtaine de pays, des agences de l’ONU et des organisations régionales, la coalition arabe du Conseil de coopération du Golfe (CCG) lança le même mois une opération militaire pour reprendre le contrôle de la ville portuaire d’Hodeïda. L’échec de la rencontre de Paris, le significatif fiasco tactique de la coalition six mois plus tard et l’affaire Khashoggi ont poussé le royaume wahhabite sur la voie diplomatique ; le maître américain ayant également appelé à des négociations.

Les pourparlers de paix sur le Yémen devaient initialement se dérouler en Norvège. Ces premières discussions directes entre acteurs de la guerre au Yémen depuis 2016 se sont finalement déroulées dans le château de Johannesberg, à Rimbo, une ville suédoise au nord de Stockholm. Les Houthis y ont rencontré le gouvernement Hadi soutenu par la coalition atlanto-wahhabite. Le 13 décembre 2018, une trêve, un arrêt de combats et un retrait progressif des forces armées dans la province d’Hodeïda (dans l’ouest du pays) ont été conclus par les deux parties. Un plan d’échange de près de 4 000 prisonniers devait émerger les semaines suivantes. L’accord de sortie de crise comprenait dans un premier temps le retrait des militaires houthis des ports au nord-ouest du pays, Ras Isa, Salif, puis de celui d’Hodeïda, le plus important du pays. La seconde phase devait acter le retrait des milices sponsorisées par la coalition saoudienne à l’est d’Hodeïda, sous contrôle rebelle, puis enfin venait l’échange de prisonniers.

Hodeida et crise humanitaire au Yémen

Deux jours après le cessez-le-feu seulement, des raids aériens et des affrontements ont repris dans la région de Hodeïda la nuit du 16 décembre. L’entrée en vigueur de la trêve sera entérinée le 18 décembre : les Nations Unies se sont vues déléguer une partie de l’administration du port et la résolution 2451 fut adoptée le 21 décembre 2018 par les 15 membres du Conseil de sécurité de l’ONU afin d’envoyer des observateurs à Hodeïda. Les deux parties se sont à nouveau rencontrées, fin décembre, pour discuter d’un cadre d’application. Le 29 décembre 2018, l’ONU annonçait le début du retrait des rebelles houthis du port d’Hodeïda. Mi-janvier 2019, la résolution 2452, confirmant la précédente, a été adoptée à l’unanimité par le Conseil de sécurité des Nations unies en appui à l’Accord sur Hodeïda. La Mission des Nations unies en appui à l’accord sur Hodeïda (MINUAAH) est donc chargée de surveiller le respect du cessez-le-feu dans le gouvernorat de Hodeïda et le redéploiement des forces en présence. Mais peu de temps après, les parties s’accuseront mutuellement d’avoir violé les accords.

Le 31 janvier dernier, le gouvernement du Yémen, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont demandé au Conseil de sécurité de l’ONU de contraindre les rebelles houthis à respecter l’accord de cessez-le-feu à Hodeïda, conclu en décembre 2018. Mais comme l’affirme l’Institut français des relations internationales (IFRI), pourquoi les Houthis respecteraient un cessez-le-feu à Hodeïda alors que la coalition continue ses offensives au nord ? Si le processus de sortie de crise a été confirmé par les révolutionnaires et les forces loyalistes le 17 février dernier, le retrait des troupes n’a toujours pas débuté et les échanges de prisonniers non plus. Des confrontations sporadiques se poursuivent à Hodeïda, mais l’ONU a constaté, le 11 mai dernier, un retrait des armées houthis des ports de Salif, de Ras Isa et d’Hodeïda comme convenu. Un des chefs de la rébellion, Mohammed Ali al-Houthi, en a profité pour dénoncer le manque de volonté de l’Arabie Saoudite, des EAU, de la Grande-Bretagne et des États-Unis d’appliquer les accords de Stockholm pour le Yémen.

Deux points importants ont finalement été négligés lors des pourparlers onusiens. Premièrement, les groupes sécessionnistes et autonomistes du sud Yémen ont été totalement mis à l’écart des négociations alors qu’ils ont un rôle à jouer dans l’équation yéménite. En effet, l’opposition historique entre le nord et le sud du pays subsiste et l’autoproclamation d’un Conseil de Transition du Sud, en mai 2017, par l’ancien gouverneur d’Aden, Aidarous al-Zoubaidi (cf. partie précédente), démontre la volonté politique de ces groupes. Deuxièmement, la question économique a été peu mise en avant, alors que le Yémen divisé en deux entités ayant leurs politiques budgétaires propres pour une même monnaie pose des problématiques de gestion primordiales pour l’avenir du pays.

La situation matérielle et humanitaire

Hodeïda est au centre des préoccupations pour des raisons objectives. Cette ville portuaire subit un blocus maritime quasi intégral, alors que son bon fonctionnement est essentiel pour le transit de 85 % de l’aide alimentaire et sanitaire et pour l’acheminement de 70 % des importations du pays. Les Houthis l’ont bien compris, la coalition également : l’embargo sur les nombreux ports du Yémen, officiellement pour empêcher la livraison d’armes iraniennes aux rebelles, entrave également l’aide humanitaire ce qui bloque la situation. Selon un rapport du Haut-Commissariat aux réfugiés de l’ONU (HCR) d’août 2018, les navires saoudiens et émiriens paralysent arbitrairement la nourriture, le carburant et les médicaments d’importation à plus de vingt millions de Yéménites sous prétexte de faire respecter l’embargo de l’ONU sur les armes à destination des Houthis.

Les minoteries de la mer Rouge également bloquées (à l’est de Hodeïda) contiennent 51 000 tonnes de blé, de quoi nourrir environ 4 millions de personnes pendant un mois. Le site a été contrôlé par les Houthis jusqu’en novembre 2018, puis par les forces de la coalition jusqu’à l’entrée en vigueur de la trêve le 18 décembre 2018. Le cessez-le-feu n’a malheureusement pas permis un accès humanitaire à ses ressources, car ces minoteries sont un levier de pression utilisé par tous les protagonistes du conflit. Les principales accusations sont objectées néanmoins contre les insurgés qui auraient lourdement miné le site selon la coalition et des ONG. De même, les Houthis bloqueraient l’accès aux humanitaires selon le n° 1 du Programme alimentaire mondial de l’ONU, David Beasley. La coalition atlanto-wahhabite en profite pour plaider que seule l’option militaire directe contre les belligérants peut débloquer cette situation.

Quant à l’impact de la guerre sur les civils, il ne fait plus aucun doute, contrairement à ce qu’en dit la Macronie. Une carte de la Direction du renseignement militaire (DRM), intitulée « population sous la menace des bombes » estimait déjà en septembre 2018 que 436 370 personnes sont « potentiellement concernées par de possibles frappes d’artillerie », notamment de Caesar français vendus à la coalition.

Carte Yémen livraisons armes
Extrait du document en question (Source : Disclose)

Il arrive même que la coalition bombarde les structures médicales ; par manque de chance ils ont touché un hôpital où travaillait Médecins sans frontière en décembre 2016, ce qui a obligé les Saoudiens à reconnaitre officiellement l’erreur. Les bombardements de la coalition atlanto-wahhabite ont détruit au moins 421 911 maisons, 930 mosquées, 888 écoles (4 500 écoles ont fermé au total), 327 hôpitaux et établissements de santé et 38 organisations de médias. Deux enquêtes distinctes de CNN et Amnesty International ont aussi mis en lumière des transferts d’armes de la coalition saoudienne au profit de milices yéménites dont les exactions sont dénoncées. Dans les prisons yéménites sévissent tortures et actes de violences sexuelles commis par des militaires émiratis en toute impunité, ce qui ne doit d’ailleurs pas échapper aux Américains qui participent aux interrogatoires sur place. Plus grave encore, des armes interdites par le droit international humanitaire ont été utilisées au Yémen selon le Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R) : uranium appauvri, bombes à fragmentation, phosphore blanc… Les EAU ont notamment été accusés par l’ONG Human Rights Watch d’utiliser des armes à sous-munitions proscrites.

Tout en jouant un rôle dans le conflit, la France, l’Angleterre et les États-Unis assurent des campagnes de dons humanitaires. En février dernier, la France a par exemple promis 10 M$, mais l’Arabie saoudite et les EAU restent les principaux donateurs avec plus de 18 Md $ accordé au Yémen depuis 2015, dont 12 Md $ uniquement par les Saoudiens. Lors du plan pour le Yémen à Genève en février 2019, l’Arabie saoudite a encore promis 500 M$ d’aides. En 2019, une levée de fonds lancée par l’ONU pour aider le Yémen a permis de dégager 2,6 Md $ (+30 % par rapport à l’année d’avant). L’Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis en sont les principaux donateurs. N’ayant pas vu la couleur de l’argent et le niveau de vie se dégradant de toute part, des militants yéménites se sont mobilisés au travers d’une pétition sur change.org pour demander des comptes sur la manière dont les fonds ont été dépensés. Selon Tom Peyre-Costa du Conseil norvégien pour les réfugiés, environ 80 % de la population yéménite, soit 24 millions de personnes, a besoin d’aide humanitaire.

La flambée des prix des produits de première nécessité due au blocus amène l’ONU à constater que quelque 19 millions de personnes sont en insécurité alimentaire (environ 60 % de la population totale) dont 10 millions au bord de la famine. Les Nations Unies ont donc lancé une distribution de 51 000 tonnes de blés permettant de nourrir 3,7 millions de Yéménites pendant un mois. Selon l’UNICEF, 80 enfants yéménites meurent par jours, soit 2400 par mois. L’ONG Save The Children affirme que 85 000 enfants seraient morts des conséquences du conflit depuis 2015, notamment de malnutrition. Début 2019, 11 millions d’enfants avaient besoin d’aide d’urgence et 5,2 millions étaient en danger de famine. Des chiffres qui ne s’arrangent pas avec le temps et qui seraient sous-estimés, car s’ajouteraient au moins un million d’enfants supplémentaires souffrant de famine rien qu’à Hodeïda. Ce pays comprend environ 20 % des 34 millions d’enfants qui ont besoin de protection dans les zones de conflits et de catastrophes dans le monde.

Un rapport commun de la Banque islamique de développement et de l’Union européenne estime finalement que le coût économique de la guerre et les dommages infligés aux infrastructures à 13 Md €. Sans compter les victimes de la malnutrition et du choléra, les combats auraient fait entre 70 000 et 80 000 mortscivils et 3 millions de déplacés depuis mars 2015, selon un groupe de recherche associé à l’Université du Sussex (The Independent Yemen for the Armed Conflict Location and Event Data Project – ACLED). Le nombre total de décès civils et militaires depuis mars 2015 pourrait avoir dépassé les 200 000 personnes.

Conclusion : Le pôle eurasien peut libérer le Yémen

Face à l’échec de l’ONU, à la prédominance des Occidentaux sur place, à la détermination des acteurs étatiques arabes et de leurs ennemis Houthis sur place, la seule solution digne de ce nom serait une implication russe ou sino-russe au Yémen pour débloquer la situation. Elle devra être diplomatique par le Conseil de sécurité de l’ONU et militaire pour sécuriser les zones stratégiques et humanitaires. Cette position est défendable, car la paix repose principalement sur l’équilibre des forces et la Russie a prouvé qu’elle était capable de diplomatie avec tous les acteurs. La guerre en Syrie a également démontré que Moscou a aujourd’hui la capacité de se projeter sur des théâtres en dehors de sa zone traditionnelle post soviétique et que ses matériels sont fiables.

Quand le leader rebelle Abdelmalek al-Houthi a demandé en 2015 l’aide de la Russie pour son contre-printemps arabe face la coalition atlanto-wahhabite, elle a refusé. Espérons qu’avec un gouvernement Hadi de plus en plus en difficulté, il pourrait autoriser la Russie à intervenir sur son territoire, à l’instar de Bachar al-Assad dans son propre pays. Aussi, une intervention russe ou sino-russe démontrerait une fois de plus que le combat contre le terrorisme par le camp atlanto-israélien est inefficace, voire entretenu. Cette intervention est non seulement concevable, mais est également conforme aux intérêts géostratégiques du retour militaire de la Russie en Afrique. En effet, suite à l’aide militaire fournie à la République centrafricaine et l’offre soudanaise de mettre à la disposition des Russes une installation militaire sur sa côte de la mer Rouge, la Russie pourrait envisager une base navale et aérienne au Somaliland à quelques kilomètres de celle des États-Unis à Djibouti (camp Lemonnier), rejoignant ainsi la Chine qui a également sa seule base militaire étrangère dans ce micro-État. Une fois le conflit yéménite stabilisé, c’est donc vers l’Afrique qu’il faudra se tourner pour la suite, si ce n’est pas déjà fait.

Xi et Poutine en Afrique et au Moyen-Orient

Franck Pengam

Facebook
Twitter
Telegram

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *