GÉOÉCONOMIE DE L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE

Géoéconomie de l'IA

Alors que les Européens sont passés à côté des deux premières révolutions Internet, celle des produits (Apple, Microsoft…) et celle des services (Uber, Netflix, Airbnb…), la 3e révolution de l’Intelligence artificielle (IA) s’annoncerait une fois de plus sous un leadership non européen. Un rapport publié par le cabinet Roland Berger a recensé le nombre de start-ups intervenant dans l’IA dans le monde. Dans l’ordre, nous les trouvons aux USA (1 393), en Chine (383) et en Israël (362). Le premier pays européen apparaissant dans ce classement est le Royaume-Uni (245), qui, manque de chance pour l’Union, est en plein Brexit. La France se place à la 7e place (109) et l’Allemagne en 8e (106). Vingt-quatre pays de l’UE se sont engagés à mutualiser leurs moyens pour concevoir une approche européenne de l’intelligence artificielle, mais ce sont bien le Royaume-Uni et la France qui espèrent devenir des leaders mondiaux pour guider et réguler la technologie de l’IA. Si la France s’est récemment saisie de cette question, c’est particulièrement la Chine qui a officiellement fait part de ses ambitions de prendre le leadership de l’IA d’ici 2030, en la liant aux enjeux de défense et de sécurité. Le gouvernement américain compte quant à lui conserver son avantage militaire technologique avec son plan national « Third Offset » intégrant pleinement l’IA.

La création d’un laboratoire européen appelé European Lab for Learning and Intelligent Systems (ELLIS) a été promue dans une lettre ouverte signée par des scientifiques du Royaume-Uni, de France, d’Allemagne, de Suisse, d’Israël (un pays européen ?) et des Pays-Bas. Le projet se focaliserait sur l’apprentissage et les systèmes intelligents et serait localisé à différents endroits en employant des centaines de chercheurs, d’ingénieurs en informatique et de mathématiciens pour concurrencer les géants technologiques américains et asiatiques.

L’arrivée de l’IA dans l’entreprise et l’administration de l’État va profondément transformer l’industrie. L’industrie de demain communément appelée « Industrie 4.0 » ne consiste pas à automatiser davantage, mais plus intelligemment en faisant communiquer des systèmes en temps réel pour augmenter la valeur pour le client. Remplacer les hommes par les robots ne fait pas partie des objectifs de cette industrie, qui combine plutôt trois innovations technologiques clefs : l’autonomisation, l’Internet des objets et l’IA. Le phénomène est assez global : en Allemagne, en France, en Belgique, en Chine, aux USA, au Japon ou encore en Corée du Sud, des programmes émergent pour mettre en application ce modèle et être compétitifs (Géoéconomie, n° 82, Juin-Juillet 2017, p.37 et 38). Pour lutter face aux géants du numérique par exemple, le responsable allemand de l’économie digitale du Land Rhénanie du Nord-Westphalie (NRW) compte s’appuyer sur le numérique tout en conservant l’industrie traditionnelle du pays.

Le futur de l’industrie rime avec robotisation et pertes d’emplois dans l’esprit français. En effet, en l’état actuel des choses, la robotisation amènerait une désindustrialisation encore plus poussée et une perte de marchés extérieurs sans montée en gamme ; or la France est un pays de production manufacturière de milieu de gamme avec un coût du travail plutôt élevé. Selon le think tank Generation Libre, ces polémiques à propos de l’effet négatif des robots sur l’emploi empêchent l’émergence d’une politique de robotisation assumée. Il y a, selon son étude, une absence de corrélation significative entre robotisation et taux de chômage sur tous les niveaux de qualification. De même que dans les pays de l’OCDE : la robotisation ne conduit pas à des destructions d’emplois, mais plutôt à une modification de leur structure vers des emplois de services peu qualifiés. La fin du travail salarié n’est pas pour maintenant, car pour l’instant, la robotisation accentuerait plutôt les mécanismes historiques du capitalisme industriel, soit une intensification du travail et une perte des savoir-faire. De plus, l’accroissement de la puissance informatique est au bénéfice de la puissance publique et des intérêts entrepreneuriaux, au prix d’une recrudescence du contrôle et de la surveillance de l’État sur la vie privée des individus.

L’arrivée de l’IA est finalement synonyme de concurrence à l’État dans ses prérogatives traditionnelles de connaissance, de contrôle et d’administration de son corps social. Dans un premier temps, l’État prendra en main cette problématique en tant qu’outil de contrôle parmi d’autres, dans une course internationale à l’IA. Un second axe serait envisageable, où la juridiction humaine serait supplantée par un code plus rationnel et performant (savoir, régulation, application de décision…). Si les spéculations de l’IA accédant à une relative autonomie se concrétisent un jour, la puissance publique perdra le contrôle et devra remettre en question son modèle de gouvernement.

​Franck Pengam

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