La prolifération de nouveaux éléments nous pousse à prolonger notre dossier précédent, à propos des initiatives dans la modification génétique à l’international.
Actualités touchant le génome
Les CAR-T cells permettent de traiter certains cancers du sang en modifiant génétiquement les cellules du patient. Le CAR (Chimeric Antigen Receptor) est un récepteur antigénique chimérique que l’on intègre par modification génétique aux cellules immunitaires du patient (les lymphocytes T) afin qu’elles identifient et attaquent les cellules tumorales. Ce ne serait ni plus ni moins « la découverte de l’année », selon la puissante association américaine de cancérologie ASCO. Selon les premiers résultats, le taux de rémission est de 83 % pour les patients traités au CAR-T cells contre environ 15 % pour les autres enfants et adultes jusqu’à 25 ans atteints de leucémie aiguë réfractaire. Dans le cas de patients atteints d’un lymphome diffus à grandes cellules B réfractaire, une rémission complète ne toucherait que 5 à 10 % des individus traités avec une chimiothérapie conventionnelle contre 40 % de rémission complète 15 mois après le traitement par CAR-T. Les deux hôpitaux parisiens Saint-Louis et Robert-Debré seront les premiers labellisés « centres experts pour le traitement par cellules CAR-T » en Europe. Toujours en France, l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) a délivré aux laboratoires américains, Gilead Sciences et Kite (sa filiale axée sur la thérapie cellulaire autologue T), et au groupe pharmaceutique suisse Novartis des autorisations temporaires d’utilisation (ATU) de ces traitements, nécessaires avant une possible autorisation de mise sur le marché (AMM).
Le laboratoire pharmaceutique Glaxosmithkline ou GSK (l’un des plus gros au monde) a annoncé le rachat des données génétiques de 5 millions de clients au spécialiste US de l’analyse génétique 23andMe (un des plus grands fabricants de tests ADN à domicile) pour un coût de 300 M $. Ces clients ont transmis leur salive à la société pour en savoir plus sur leur ADN, leur ascendance et ainsi obtenir des rapports de santé personnalisés. GSK a racheté toutes ces informations pour leurs études pharmaceutiques. Plus de 5 millions de personnes ont envoyé un échantillon de salive en échange d’informations, notamment sur leur risque de développer un cancer du sein.
Avec la manipulation génétique, une équipe de scientifiques de l’Université de Californie à Los Angeles (UCLA) a réussi à transférer la mémoire d’un escargot de mer à un autre, le 14 mai dernier. L’expérience, décrite dans la revue scientifique eNeuro, consiste à stimuler la mémoire des escargots grâce à une sensibilisation par faible choc électrique sur la queue. En provoquant leur réflexe défensif de contraction de la queue, les escargots « entraînés » après 24 h contractent ce membre pendant cinquante secondes contre une seconde pour les « non entraînés ». L’ARN (acide nucléique essentiel dans le transport du message génétique et la synthèse des protéines) du système nerveux des escargots entraînés est ensuite extrait pour l’injecter dans les spécimens non entraînés. Vingt-quatre heures plus tard, ces derniers avaient le même réflexe de défense que les escargots ayant subi des chocs électriques. À terme, les chercheurs espèrent transférer la mémoire d’un humain à un autre. Une expérience qui fait penser à celle réalisée fin 2017, où le collectif OpenWorms avait entrepris d’analyser minutieusement le cerveau du ver Caenorhabditiselegans pour le reproduire virtuellement et le télécharger dans un robot Lego. Résultat : sans aucune programmation, le cerveau virtuel a pris le contrôle du robot, qui s’est comporté comme l’animal et a même réagi à la simulation des capteurs de nourriture destinés au ver.
Les ciseaux moléculaires CRISPR et la course à la modification génétique
Actuellement, un nouveau projet international est en cours pour réécrire entièrement le génome humain. Le séquençage du génome, qui consiste à identifier tous les gènes de notre espèce, avait déjà pris 13 années. L’objectif de ce nouveau programme nommé Recode est de créer un génome 100 % synthétique. Si l’objectif reste généralement thérapeutique dans un premier temps, se posent toujours des questions éthiques, à différents niveaux selon les espaces civilisationnels [cf. Géopolitique Profonde n° 6].
Réécrire un génome, c’est une sorte de formatage ou de remise à zéro des gènes humains. Le qualificatif de « modifié génétiquement » se réfère à des plantes et des animaux qui ont été modifiés d’une manière qui ne serait pas apparue naturellement à travers l’évolution, comme le transfert d’un gène d’une espèce à une autre pour doter l’organisme d’un nouveau caractère (résistance aux parasites ou une tolérance accrue à la sécheresse). L’entreprise biopharmaceutique Cellectis a par exemple créé son outil d’édition de génome appelé TALEN en association avec l’Institut Wyss de Harvard pour couper l’ADN, ôter, coller, modifier toutes les mutations, tous les défauts ou toutes les particularités acquises au cours de milliers d’années d’évolution.
Pour l’exemple, l’agence militaire étasunienne DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency) et le ô grand milliardaire philanthrope Bill Gates auraient investi 100 M$ dans le « forçage génétique ». Cette technique de manipulation génétique a pour but de modifier un gène pour qu’il soit ensuite rapidement transmissible à toute une espèce animale ou végétale. Ceci pourrait, par exemple, limiter la capacité de reproduction d’une espèce, la rendre plus sensible ou insensible à une maladie ou à un produit chimique. Des expérimentations pourraient se dérouler en Australie, en Nouvelle-Zélande, au Burkina Faso, en Ouganda, au Mali et au Ghana. La Fondation Bill & Melinda Gates aurait au passage également consacré 1,6 M$ en lobbying via la société Emerging A.G pour promouvoir cette expérimentation.
Aujourd’hui, ce sont les technologies d’édition de gènes CRISPR (Clustered Regularly Interspaced Short Palindromic Repeats) qui sont les plus médiatisées. Elles permettent d’introduire de nouveaux caractères en réécrivant directement le code génétique de la cible (végétaux, animaux, humains). Dans l’agriculture, cela présente l’avantage d’être plus rapide et plus précis que la culture conventionnelle (sélection des plantes), tout en étant moins controversé que les techniques OGM. En 2012, l’outil d’édition génique CRISPR-Cas9 émerge de la collaboration des chercheuses française Emmanuelle Charpentier et américaine Jennifer Doudna avec la publication de leurs recherches à l’Université de Californie à Berkeley.
CRISPR se traduit littéralement par « Courtes répétitions palindromiques groupées et régulièrement espacées ». Il s’agit de famille de séquences répétées dans l’ADN. Le deuxième terme Cas9, quant à lui, renvoie à l’endonucléase, une enzyme capable de couper les deux brins de l’hélice d’ADN. En combinant les deux, on obtient les « ciseaux moléculaires » CRISPR-Cas9 qui permettent d’éditer le génome, de couper l’ADN, d’inactiver des gènes ou d’en introduire. Ses applications peuvent être plurielles dans la recherche fondamentale, la médecine et la biotechnologie. La simplicité de cette technique et son bas coût peuvent amener à des dérives multiples, dans la manipulation d’embryons par exemple.
Contrairement aux deux méthodes de coupures d’ADN — 1) des protéines TALEN (Transcription activator-like effector nucleases – nucléases effectrices de type activateur de transcription) et 2) des nucléases à doigt de zinc — le ciblage de l’ADN par le procédé CRISPR-Cas9 est plus direct et ne requiert pas de modification de la protéine, mais seulement de l’ARN guide. De nombreuses sociétés investissent dans la recherche sur ce nouvel outil d’altération génétique.
Le US Patent and Trademark Office (USPTO – Bureau américain des brevets et des marques de commerce) a accordé deux nouveaux brevets CRISPR à l’Université de Californie à Berkeley. En 2017, l’instance a accordé à Feng Zhang et à son équipe du Broad Institute of Harvard et du MIT un autre brevet convoité pour utiliser l’outil CRISPR-Cas9 dans l’édition d’ADN de mammifères : il y a une bataille juridique pour déterminer lequel des scientifiques devient propriétaire, car l’équipe de Jennifer Doudna a fait appel de cette décision. Ce 10 septembre 2018, la Cour d’appel des États-Unis a confirmé cette dernière décision du USPTO. Le brevet donne à un inventeur la propriété légale de son invention ou découverte. Il est le seul à pouvoir donner l’autorisation à quiconque voulant utiliser son idée et collecter l’argent de l’octroi de la licence.
Deux sociétés américaines, Indoor Technologies et Felix Pets, se font concurrence pour modifier génétiquement des embryons de chats afin de les rendre hypoallergéniques, c’est-à-dire qu’il ne présenteraient plus le gène qui provoque des allergies aux humains. Des brevets ont été déposés en 2016 pour utiliser le Crispr-Cas9 pour couper le gène bien identifié qui provoque l’allergie, la protéine Fel d 1.
L’américain Sangamo Therapeutics a testé un procédé d’édition du génome in vivo destiné à lutter contre le rare syndrome de Hunter (maladie génétique lysosomale) sur quatre personnes. Les premiers résultats non réussis de son essai clinique ont été publiés. Les médecins ont utilisé les nucléases à doigt de zinc en tant que ciseau moléculaire et non CRISPR.
L’utilisation de CRISPR sur l’Homme est plus compliquée à tester en raison des réflexions éthiques que le procédé suscite. Les premiers essais cliniques utilisant CRISPR sur l’être humain ont débuté rapidement, avec un recul encore probablement insuffisant. En 2017, des scientifiques américains de l’Oregon Health & Science University ont franchi un cap en déclarant utiliser cette technologie pour éditer des embryons humains après deux ans d’attente pour l’autorisation éthique de leurs expériences. L’hôpital de l’Université de Pennsylvanie et l’agence US de régulation Food and Drug Administration (FDA) ont mis tout autant de temps à obtenir le feu vert pour tester une thérapie basée sur CRISPR sur 18 patients cancéreux. La société CRISPR Therapeutics de Cambridge (Massachusetts) aimerait aussi démarrer des essais cliniques de phase I en utilisant CRISPR pour traiter des patients atteints du trouble bêta-thalassémies (maladie génétique de l’hémoglobine). L’américain Editas Medicine doit également lancer sous peu un essai clinique utilisant la technique CRISPR pour traiter une forme rare de cécité.
Au vu des ralentissements prudents de la FDA à propos des essais cliniques sur l’Homme sur le sol américain depuis mai 2018, un premier essai clinique utilisant CRISPR-Cas9 chez l’homme a été lancé à l’hôpital de Ratisbonne (Allemagne). Deux sociétés US, Vertex Pharmaceuticals et CRISPR Therapeutics, se sont associées pour développer le traitement expérimental CTX001. L’essai clinique (phase 1/2) compte douze adultes atteints de bêta-thalassémie (maladie génétique de l’hémoglobine) pour prélèvement de leurs cellules sanguines, traitement in vitro et réinjection. C’est la course aux essais cliniques.
Chez les Britanniques, l’organisme de bienfaisance indépendant basé à Londres Nuffield Council on Bioethics (NCB) a pondu un rapport sur les problèmes sociaux et éthiques liés à l’édition et à la reproduction du génome humain. Le bienfaiteur autoproclamé a pour habitude d’analyser les questions éthiques en biologie et en médecine. Selon sa récente étude, l’édition d’embryons, de spermatozoïdes et des ovules humains est « moralement acceptable » sous la condition que « la modification ne compromette pas le bien-être de l’individu en devenir (la personne issue de l’embryon qui aura subi une édition génétique) ou que cela n’augmente pas le désavantage, la discrimination ou la division dans la société ».
Au Japon, les autorités étudient une autorisation prochaine de la recherche fondamentale sur les modifications génétiques des embryons humains (avec l’outil CRISPR-Cas9), dans le cadre de la recherche sur les traitements de procréation assistée. La validation de la directive est prévue d’ici avril 2019 après consultation de la population. Les embryons altérés seront ceux issus de fécondation in vitro non utilisés. Il sera interdit de les réimplanter dans l’utérus de femmes après modification. Nous voilà rassurés.
La Chine lance également des programmes de thérapie génique d’envergure internationale. La belliciste banque Goldman Sachs juge que « la Chine bat les États-Unis dans la course aux armements géniques ». Dès 2013, les scientifiques chinois ont utilisé CRISPR sur l’ADN humain, et en avril 2015, ils ont modifié directement sur des embryons un gène responsable d’une maladie du sang. Les embryons non viables n’ont pas survécu, mais la polémique a marqué les esprits. Les scientifiques du pays ont modifié génétiquement les cellules d’au moins 86 patients atteints du cancer et du VIH dans le pays en utilisant la technologie CRISPR-Cas9.
La course scientifique entre les deux superpuissances asiatique et nord-américaine est tellement intense qu’elle est qualifiée de « Spoutnik 2.0 » en référence à la concurrence spatiale opposant l’URSS et les USA durant la Guerre froide. L’École de Guerre économique a relevé qu’une équipe chinoise a fait naître des chiens de race beagles en supprimant le gène de la myostatine (protéine qui inhibe la croissance musculaire). En conséquence, les animaux sont nés avec une masse musculaire doublée par rapport à celle habituellement admise. On imagine très bien les perspectives sur l’Homme.
Contrebalançant l’enthousiasme entourant toutes ces nouvelles techniques, des scientifiques du Centre Wellcome Sanger ont récemment établi dans la revue Nature Biotechnology que l’édition de gènes CRISPR-Cas9 produit des altérations voire des suppressions dangereuses d’ADN dans les cellules de souris et d’homme. D’autres études récentes publiées dans Nature Medicine montrent que la modification des génomes avec CRISPR-Cas9 pourrait augmenter le risque que les cellules altérées déclenchent un cancer (des ovaires, du côlon, du rectum ou de l’œsophage). Des chercheurs de l’Institut suédois Karolinska et, séparément, de Novartis ont constaté que les cellules dont les génomes sont édités avec succès par CRISPR-Cas9 ont le potentiel d’ensemencer des tumeurs à l’intérieur d’un patient. Les deux études se concentrent sur le gène p53 qui joue un rôle majeur dans la prévention des tumeurs en détruisant des cellules avec de l’ADN endommagé. Selon des recherches antérieures, la plupart des tumeurs humaines ne peuvent tout simplement pas se former si la cellule p53 fonctionne correctement. Si elle est dysfonctionnelle, le risque de cancers pourrait être plus élevé. Malheureusement, p53 est aussi une sorte de défense naturelle contre les modifications du génome faites par CRISPR-Cas9. Lorsque les chercheurs utilisent ces ciseaux moléculaires pour couper et remplacer un peu d’ADN, p53 passe à l’action, provoquant l’autodestruction des cellules éditées. Cela rend l’édition CRISPR essentiellement théorique, ce qui pourrait expliquer pourquoi la méthode ne serait pas si efficace.
La version CRISPR-Cas12 serait encore plus précise et spécifique que le Cas9, qui ne reconnaît que 2 ou 3 nucléotides pour se fixer solidement à l’ADN. CRISPR-Cas12 « agit plus comme un velcro, en multipliant les liaisons faibles. Tous les nucléotides de la séquence génétique doivent être reconnus pour qu’une fixation solide se fasse ». Une utilisation généralisée de ce procédé devrait être prochainement mise en place.
Franck Pengam