Introduction
Une fois n’est pas coutume, dans cette rubrique géopolitique, nous allons introduire une théorie de la discipline des relations internationales qui n’est pas ou que peu enseignée sur les bancs des universités occidentales. Il s’agit du concept de monde multipolaire dans sa conception eurasienne. Au vu des bouleversements profonds que subit actuellement le système international, Donald Trump s’employant à casser les structures du multilatéralisme (OMC, ONU, FMI, Banque mondiale…), il nous a semblé nécessaire de (re)diffuser cette vision multipolaire pour penser le monde de demain.
Son fer de lance est le néo-Eurasien russe Alexandre Douguine, géopolitologue et philosophe à succès dans son pays. Connu principalement des conservateurs d’un côté et des experts des relations internationales en Occident, Douguine développe une pensée originale qui vise à contrecarrer la domination doctrinale et militaire atlantiste au profit d’un renouveau de la Russie dans un espace eurasien. Son refus affiché d’adopter les conceptions philosophiques de la bourgeoisie capitaliste occidentale (féminisme, antiracisme, droit de l’Homme…) et son plaidoyer pour un modèle intégralement alternatif, en font un personnage peu ovationné par les instances académiques de l’Ouest.
Des universitaires des relations internationales ont bien théorisé le monde multipolaire en Europe et en Amérique du Nord, mais ils ne l’ont appréhendé qu’à l’intérieur du paradigme occidental. Parmi eux, nous pouvons citer succinctement Dario Battistella (italien, directeur des Études de Sciences Po Bordeaux et conférencier à l’OTAN à Rome), J. David Singer (américain, ancien professeur de sciences politiques), Irnerio Seminatore (italien, président fondateur de l’Institut européen des relations internationales basé à Bruxelles), Paul Kennedy (historien britannique spécialisé dans les relations internationales et la géostratégie), Hans Morgenthau (juif allemand émigré aux États-Unis, théoricien des relations internationales et consultant pour le Département de la Défense), Samuel Huntington (américain, ancien professeur de sciences politiques connu pour son livre Le choc des civilisations, 1996) ou encore Pascal Boniface (français, fondateur et directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques – IRIS).
Les termes de monde multipolaire ou de multipolarité sont de plus en plus employés de nos jours, tant par les analystes que par la presse généraliste. Mais qu’est donc ce monde multipolaire dont on nous parle tant ? Si certains chercheurs pensent que nous y sommes depuis la fin de la guerre froide (Morgenthau), d’autres pensent que les structures internationales sont en transition et dans une situation hybride uni-multipolaire (Boniface) ou en voie de multipolarisation (Huntington). D’autres experts conçoivent également que nous sommes toujours dans un monde unipolaire dominé par les États-Unis et que cette hégémonie serait la meilleure garante de la stabilité internationale (feu John McCain par exemple). Au contraire, selon Douguine, la configuration internationale actuelle n’est clairement pas multipolaire. Nous allons donc décrypter sa vision du sujet avec une synthèse de son livre, Pour une théorie du monde multipolaire, traduit aux éditions Ars Magna (2013), agrémentée de quelques points complémentaires.
L’Eurasie et l’eurasime
L’Eurasie correspond à un espace géographique qui regroupe l’Europe et l’Asie sous un unique continent de 54 millions de km². Ni vraiment d’occident ni vraiment d’orient, il s’agirait d’une zone intermédiaire atypique entre l’Europe et l’Asie.
L’eurasisme, quant à lui, est une doctrine géopolitique qui considère la Russie et ses voisins proches (Slaves, Roumains, Grecs, musulmans, orthodoxes…) comme une aire civilisationnelle unique qu’il faudrait unifier. Sur cette base, Douguine plaide pour un processus d’intégration régionale propre à chaque civilisation selon son aire géographique ; un projet possiblement transposable dans le monde entier donc. Alors que la Russie est traditionnellement proche de l’occident, il appelle à s’éloigner de l’Europe de l’ouest qu’il juge moribond, pour se tourner davantage vers l’Asie.
La multipolarité : un concept en vogue souvent galvaudé
Le concept de monde multipolaire est trop souvent associé à une série de termes similaires qu’il convient de distinguer selon notre auteur.
Tout d’abord, la multipolarité ne serait pas compatible avec le monde unipolaire dominé par les États-Unis depuis la fin de la Guerre froide (DOUGUINE Alexandre, Pour une théorie du monde multipolaire, Ars Magna, 2013, p.13). Les partisans de l’unipolarité (John McCain) proposent la création d’un modèle de « Ligue des démocraties » dans laquelle la domination des États-Unis, chapeautant l’unipolarité (de facto), serait traduite juridiquement (de jure).
La multipolarité ne serait pas non plus assimilable à un monde sans pôle où émergerait un modèle de gouvernement mondial basé sur la coopération des acteurs étatiques et non étatiques (ONG, mouvements citoyens, etc.). Conceptualisé notamment sous le terme de non-polarité, ce modèle amènerait la disparition de l’unipolarité dominée par Washington pour privilégier des instances de niveau inférieur où les prises de décisions concerneraient l’humanité entière. Un tel système ne serait pas une alternative à l’unipolarité, mais une continuation accentuant le phénomène de mondialisation dans une échelle supérieure. Dans un tel système, « l’économie remplacerait la politique et la libre concurrence sur le marché mondial balaierait toutes les barrières douanières nationales. […] Ce serait l’ère de la démocratie mondiale » (p.15). Ainsi, « l’humanité atomisée et individualisée serait transformée en une “société civile” cosmopolite et sans frontière » (p.17). Oui, nous sommes très loin de la doxa universitaire.
La multipolarité ne serait également pas compatible avec le multilatéralisme. Ce dernier met l’accent sur le dialogue et la collaboration entre les États démocratiques principalement. Dans ce système, c’est toujours la diffusion du modèle démocratique et de l’idéologie des droits de l’homme, érigées en valeurs universelles, qui posent problème. Effectivement, il n’y a aucun accord de libre-échange entre l’UE et la Chine ou la Russie à l’horizon. La seule différence avec la non polarité serait que la collaboration n’intègre pas les acteurs non étatiques. Douguine postule que le monde multipolaire ne s’accorde pas avec le multilatéralisme, car il ne reconnaît pas la légitimité de l’Occident à agir au nom de toute l’humanité (p.19). Le multilatéralisme et la multipolarité seraient en effet indissociables selon certaines visions occidentales ; un discours de l’ancien président français Jacques Chirac durant l’été 2003 l’illustre : « J’ai la conviction que l’organisation du monde ne peut être que multipolaire et ne peut que reposer sur le multilatéralisme ».
À ce propos, l’ancien diplomate et politologue Henry Kissinger semble plaider dans le sens du multilatéralisme dans son dernier livre L’ordre du monde (Fayard, 2016). En effet, il soutient que l’avènement d’une société mondiale est illusoire et que les diplomaties occidentales ont tout intérêt à prendre en compte le poids des civilisations dans leurs analyses stratégiques. Parallèlement, il soutient également la possibilité d’un ordre du monde où les États-Unis ne seraient plus hégémoniques, mais se contenteraient d’un rôle d’arbitre des équilibres régionaux. Dans la théorie réaliste des relations internationales, un système mondial d’équilibre de la puissance repose sur la capacité des États à se coaliser pour faire contrepoids à la nation la plus forte (balancing) ou à se ranger directement de son côté (bandwagoning). Kissinger, en tant que réaliste renommé, pense que les États-Unis sont les seuls à pouvoir exercer le rôle du garant de l’équilibre des puissances (balance of power) sur les différents pôles stratégiques afin de réserver la sécurité internationale. Mais si les États-Unis veulent garder leur leadership, ils devront se contenter du titre de primus inter pares (premier parmi les pairs) plutôt que d’axer leur politique étrangère sur un principe de messianisme démocratique (Conflits n° 11, octobre-novembre, décembre 2016, p.77).
La remise en question des bases du droit international
A contrario de ses homologues occidentaux, le penseur russe conceptualise la multipolarité en tant qu’alternative de l’ordre international actuel, issu du traité de Wesphalie de 1648. Dans le système westphalien, la souveraineté absolue de l’État-nation est à l’honneur et aucune instance n’a, en théorie, le droit de s’immiscer dans la politique interne d’un État. En effet, chaque État souverain dispose d’une égalité juridique. Le droit international a été construit sur cette base en 1648 à la fin de la guerre de Trente Ans en Europe pour entraver la prétention des empires médiévaux à porter un universalisme au travers d’une « mission divine ». Ce système s’étendra au monde entier notamment à partir du début du XXe siècle et lors de la décolonisation.
Mais, dans la pratique, Douguine constate une inégalité et une subordination hiérarchique entre les États souverains, en fonction des pôles de pouvoir selon les époques (p.6 et 7). Par exemple, dans le système de Yalta de la Guerre froide, un régime bipolaire (USA/URSS) dominait les relations internationales et les grandes décisions de l’ordre mondial étaient prises dans ces deux centres. Pour pallier ces irrégularités fondamentales, le monde multipolaire pensé par Douguine différerait du système westphalien, car il ne reconnaîtrait pas aux États souverains le statut de pôle à part entière, ce qui est pour lui le cas de facto, mais non de jure. En d’autres termes, il est évident que tous les États dits souverains n’ont pas les capacités (économiques, juridiques, diplomatiques, militaires…) de leur souveraineté, alors que la réglementation internationale les met, sauf exception, tous sur un pied d’égalité.
Dans un système multipolaire nous dit Douguine, le nombre de pôles de pouvoir souverain devrait être sensiblement inférieur au nombre d’États-nations. Il l’explique principalement par le fait que la grande majorité des États sont en réalité politiquement et économiquement dépendants d’une puissance extérieure, car ils ne peuvent pas assurer leur prospérité et leur sécurité par leurs propres moyens. Dans ce cas, ces pays ne représentent pas une volonté véritablement indépendante et souveraine dans leur processus de prise de décision en politique étrangère. La multipolarité prend donc en compte cette réalité de l’inégalité fondamentale entre les États-nations. La souveraineté issue du système westphalien demeure une fiction juridique qu’il s’agirait de réformer profondément (p.8 et 9).
Les bases théoriques du monde multipolaire eurasien
Notre théoricien de la multipolarité considère que la plupart des critiques du monde unipolaire ne contestent pas l’universalité des valeurs et normes nord-américaines, et par extension occidentale. Par exemple, quasiment la totalité des États-nations du monde conçoit la démocratie ou encore l’économie de marché comme le meilleur modèle à adopter. La multipolarité eurasienne propose de sortir de cette logique pour une alternative radicale au monde unipolaire actuel, en défendant l’existence de plusieurs pôles indépendants et souverains de prise de décisions stratégiques à l’échelle internationale. Il s’agit d’un point essentiel, car remettre en question un paradigme en utilisant les catégories de domination sur lesquelles il repose (démocratie, libéralisme économique…) limite fondamentalement la critique à un plafond de verre. C’est la rupture et non l’aménagement du système hégémonique que Douguine appelle de ses vœux : une émancipation du monde matériel et spirituel occidental par les civilisations qui le désirent.
Pour acquérir et préserver cette indépendance et cette souveraineté, les pôles en question doivent être en mesure de défendre financièrement et matériellement leur souveraineté. Si l’on considère que « l’hégémonie matérielle et technique [des États-Unis] va de pair avec l’hégémonie spirituelle, intellectuelle, cognitive, culturelle et informationnelle » (p.11), les différents centres de décisions doivent pouvoir remettre en question les normes et valeurs de l’Occident (démocratie, droit de l’homme, libre marché, etc.) pour se considérer indépendants de l’hégémonie intellectuelle et spirituelle du monde unipolaire.
Contrairement à la non-polarité ou au multilatéralisme, le centre de la prise de décision dans la multipolarité n’est ni confié au monde occidental (les États-Unis et ses vassaux), ni à un gouvernement mondial (ONU, FMI…), ni à des instances de la société civile (ONG, mouvements sociaux, etc.). Le monde multipolaire considère que le pôle doit être localisé quelque part ailleurs (p.20).
La civilisation comme concept central
Nombre de théories du politologue Samuel Huntington mettent en avant une hypothèse fondamentale dans laquelle les protagonistes futurs des relations internationales seraient les civilisations. Ces dernières peuvent être classifiées de la manière suivante :
- les civilisations facilement identifiables : les civilisations occidentale, orthodoxe (eurasienne), islamique, hindoue, chinoise (confucianiste) et japonaise ;
- les civilisations potentielles : les civilisations latino-américaine, bouddhiste et africaine (panafricaine par exemple).
Douguine reprend la vision civilisationnelle chère à Huntington pour en faire un concept-clef de sa théorie. Selon ce premier, il y a autant de pôles dans le monde que de civilisations (p.96) et les civilisations potentielles ont vocation à devenir des pôles du monde multipolaire (p.102). La civilisation est définie ici en tant que communauté collective, unie par la même tradition spirituelle, historique, symbolique, culturelle, mentale et dont les membres sont conscients de leur proximité mutuelle, indépendamment de leur appartenance nationale, politique, idéologique ou de classe (p.97) ; « au lieu de valoriser le rôle de l’acteur individuel, la multipolarité minimise son identité au profit d’identités collectives variées, juridiques, sociales et asymétriques » (p.159).
L’approche civilisationnelle multipolaire suppose qu’il existe une unicité absolue de chaque civilisation et qu’il est impossible de trouver un dénominateur commun entre elles. Chaque civilisation doit pouvoir définir ses propres conceptions concernant l’homme, la société, les normes, l’histoire, la politique, le temps, l’espace… (p.124). Le fait que la civilisation existe comme arrière-plan de la culture, et de l’ensemble des valeurs sur lesquelles se retrouvent les grands segments des sociétés, est un fait empirique reconnu par la sociologie et l’histoire (p.111). Cette théorie du monde multipolaire considère donc les civilisations comme acteurs principaux des relations internationales à la place des États-nations.
C’est notamment la sociologie historique qui permet d’analyser l’évolution du système international dans une perspective historique et de comprendre l’émergence de la civilisation comme acteur principal des relations internationales (p.149). Il s’agit de passer d’une compréhension linéaire à une compréhension cyclique de l’histoire en renversant le temps global et universel de l’humanité. Ceci pour privilégier des trajectoires spécifiques à chaque civilisation interconnectée dans un environnement complexe en mouvement (p.151).
Le dialogue entre les civilisations se fonde sur la paire « nous et eux », car une société n’est en mesure de se reconnaître elle-même que face à une autre société perçue comme différente (p.177). Ainsi, dans la théorie du monde multipolaire, la diplomatie développe une dimension qualitative du dialogue entre civilisations. Les diplomates étant les représentants de l’élite intellectuelle, ils devront se singulariser par des compétences très avancées en philosophie et en anthropologie pour incarner non seulement l’identité de leur civilisation, mais également pouvoir accéder à une autre identité civilisationnelle et la comprendre (p.181). Dans cette théorie, ce sont « les questions de sens, de philosophie, de circulation des idées (au sens platonicien du terme) » qui détermineront la diplomatie du monde multipolaire, à la place des questions de commerce, de sécurité… (p.185). Ce dernier point peut être considéré comme un autre élément de rupture : les facteurs économiques entre civilisations sont placés à un rang inférieur à la vie sociale, politique, culturelle et religieuse. On imagine que les relations économiques internes aux pays d’une aire géographique civilisationnelle subsisteraient sous une forme soutenue.
La construction théorique du monde multipolaire dans les relations internationales
Douguine construit son argumentation et sa construction conceptuelle en puisant dans une grande masse de courants théoriques des relations internationales.
Réalisme et néo-réalisme
L’approche réaliste classique des relations internationales est basée sur la primauté des intérêts nationaux compris dans le cadre de la souveraineté de l’État-nation du système westphalien. Le principe essentiel de la politique d’un pays est le principe d’autonomie (self-help) dans les relations internationales (p.27). Dans la perspective réaliste, il existe une anarchie structurelle dans les relations internationales entre États-nations due à l’absence d’autorité supérieure supranationale contraignante. Nous avons vu que la théorie du monde multipolaire remplace les États-nations par les civilisations. Elle peut donc puiser dans le réalisme classique cette absence d’institutions supra-civilisationnelles et postule en ce sens une « anarchie intercivilisationnelle » (p.124).
Les réalistes classiques basent leurs analyses sur l’État individuel, tandis que les néo-réalistes partent du concept de structure globale, composée des États individuels et affectant le profil de ces derniers. Avec le monde bipolaire, les néo-réalistes ont démontré que l’équilibre des deux hégémonies étasunienne et soviétique a déterminé la politique étrangère des différents pays du monde, plutôt que leurs intérêts purs (p.27). La structure internationale du néo-réalisme fondée sur l’équilibre des pouvoirs peut être utilisée pour la théorie du monde multipolaire. Cette stabilité doit être organisée en prenant en compte le potentiel de puissance des acteurs, c’est-à-dire des civilisations dans la multipolarité. Comme pôles du monde multipolaire, les civilisations sont des hégémonies régionales dont le nombre doit être supérieur à deux pour l’équilibre (p.126).
L’école libérale et anglaise
Le paradigme libéral des relations internationales peut également apporter à la théorie du monde multipolaire. En effet, le libéralisme considère que les régimes politiques similaires peuvent renforcer leurs relations par l’intégration et par des institutions supranationales communes. Un pôle de la multipolarité peut tout à fait intégrer cette vision à son échelle, en prenant pour fondement une matrice socioculturelle commune. L’importance du fait culturel dans les relations entre États peut rassembler les libéraux et les adhérents du monde multipolaire. La question d’une globalisation régionale les rapproche, tandis que celle de la globalisation planétaire les sépare (p.127, 128 et 129).
L’école anglaise des relations internationales peut jouer un rôle dans la construction de la sociologie des interactions entre les civilisations. La distribution des statuts et rôles sociaux mettant l’accent sur une « société des États » dans les relations internationales est beaucoup étudiée par cette école. Selon leurs postulats, le dialogue des civilisations peut être analysé comme une stratégie de socialisation englobant la dynamique des relations (inclusion/exclusion, équilibre/hiérarchie, expansion/reflux, guerre/paix). Dans le monde multipolaire, la civilisation qui fait partie de la société planétaire est donc contrainte d’accepter l’altérité. Une « société des États » serait donc remplacée par « une société des civilisations » dans la théorie de Douguine (p.132 et 133).
Les théories post-positivistes et postmodernistes
Pour déconstruire l’hégémonie unipolaire, Douguine s’appuie ensuite sur les théories post-positivistes et critiques des relations internationales. Les théories post-positivistes s’avèrent utiles dans le développement de la théorie de la multipolarité, car elles cherchent à dépasser l’ethnocentrisme, une des caractéristiques principales de la culture, de la science et de la politique occidentale, notamment européenne selon lui. En effet, les théories contemporaines des relations internationales semblent être structurées autour d’un discours hégémonique qu’il s’agit de remettre en question. C’est d’ailleurs la caractéristique de tout empire (perse, égyptien, chinois, etc.) de se représenter au centre de la civilisation mondiale en délaissant une périphérie plus « barbare » (p.81). L’ethnocentrisme peut être considéré comme un fonctionnement anthropologique fréquent dans nombre de sociétés et peut également se trouver à une échelle moindre, dans une tribu archaïque par exemple. C’est un phénomène naturel que d’identifier sa culture locale avec l’universel et une caractéristique de toute société humaine, qu’elle soit impériale ou archaïque.
Le post-modernisme est aussi utile pour s’émanciper des préjugés, empirismes, évidences factuelles qui « illustrent de façon caractéristique, à l’époque moderne, la croyance surannée en la possibilité d’une ontologie indépendante de l’objet » (p.142). En effet, dans l’épistémologie postmoderne, il n’existe ni faits, ni objets, ni sujets, mais seulement des processus, des réseaux, des hybrides (Bruno Latour) ou des rhizomes (structures évoluant en permanence sans hiérarchie, Gilles Deleuze et Félix Guattari). Ce courant permet de déconstruire l’hégémonie pour retirer à l’Occident sa prétention monopolistique. Mais la théorie de Douguine n’adhère pas au projet alternatif des postmodernistes visant à rejeter la volonté de puissance de manière générale ou la notion de hiérarchie. La volonté de puissance occidentale existe et ne doit pas être abolie, mais cantonnée dans les limites naturelles, historiques et géographiques de la civilisation occidentale (p.143 et 144).
Le post-modernisme aide donc à admettre dans un premier temps que l’Occident est hégémonique dans tous les domaines : matériel, technique, spirituel, intellectuel, cognitif, culturel, informationnel… Comme énoncé précédemment, ceux qui appartiennent à la culture intellectuelle occidentale tout en cherchant à dépasser l’hégémonie sont condamnés à rester dans l’abstraction tant que leurs critiques reposeront sur des concepts utilisés par le pouvoir unipolaire. Ici se trouvent les limites du post-modernisme : « Au lieu de déconstruire les principes de liberté, démocratie, égalité, etc., le post-modernisme insiste simplement sur une “liberté plus grande”, “une démocratie réelle” et une “égalité pleine et entière”, et critique la modernité pour son incapacité à les apporter » (p.92). En conséquence et à défaut de dépasser ces postulats, une contre-hégémonie concrète ne pourrait venir que d’un pôle périphérique à l’Occident, selon Douguine.
Les théories critiques
Les théories marxistes critiques sont aussi fondamentalement basées sur un universalisme occidental, où toutes les sociétés connaissent une trajectoire historique unique. Elles justifient le capitalisme comme phase nécessaire au développement social et à l’avènement du communisme. Les eurasistes entendent étayer et dépasser les analyses de cette théorie critique des relations internationales en évitant de se reposer sur des valeurs d’égalité ou de prolétariat, mais sur des axes de spiritualité, de tradition et de culture (p.86). Mais les approches marxiste et néomarxiste apportent un arsenal doctrinal important pour la théorie du monde multipolaire.
Le noyau du système-monde capitaliste occidental, où la réussite de la vie humaine est évaluée par la richesse et le succès matériel, a des origines culturelles et religieuses issues de l’Ancien Testament ; du judaïsme selon Karl Marx (Sur la question juive, La Fabrique, 2006) et Werner Sombart (Les Juifs et la vie économique, Groupe Saint-Rémi, 2012) au protestantisme selon Max Weber (L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Gallimard, 2004). Dans les relations internationales, le marxisme apporte un jugement moral sur le « Nord riche » considéré comme l’apogée de l’exploitation, de l’injustice, de la violence et du mensonge (p.135). La théorie du monde multipolaire intègre cette analyse en considérant que le capitalisme est le versant économique et matériel de l’universalisme et de l’impérialisme occidental. Cela revient à dire qu’accepter la logique du capital revient à considérer la civilisation occidentale comme modèle à suivre en matière de développement. La théorie du monde multipolaire n’accepte donc pas le déterminisme historique et la mission messianique du prolétariat mondial et appelle plutôt à la solidarité civilisationnelle entre les élites et leurs masses, dans la construction commune de grands espaces conformes aux caractéristiques historiques et culturelles de chaque société (p.138).
L’approche féministe, notamment situationniste, est aussi pertinente pour la théorie du monde multipolaire d’un point de vue méthodologique. Elle montre comment la position sociologique (le sexe) affecte les constructions théoriques. Cette approche est intéressante pour Douguine, car elle met à mal la prétention à l’universalité d’un discours (le discours masculin dans le cas du féminisme). Douguine utilise cette approche pour partir non pas de l’identité féminine, mais de l’identité civilisationnelle pour aboutir à une « approche situationnelle civilisationnelle » (p.145). Cette approche rajoute une pierre de plus à l’édifice de la théorie de la multipolarité en condamnant toute prétention à l’universalité d’un système de valeurs.
Conclusion
Il devrait exister autant de théories de monde multipolaire que de pôles, conscients d’eux-mêmes et indépendants ou aspirant à l’être. Si Alexandre Douguine théorise la refondation des conceptions de Wesphalie comme étant indispensable à la multipolarité, le président russe Vladimir Poutine plaide quant à lui dans ses actes pour un retour aux bases westphaliennes des relations internationales, au moins dans un premier temps. Ceci pour mettre fin à l’unipolarité du droit américain qui n’est que la face cachée de l’actuel droit international. Entre théorie et pratique, la Russie ouvre donc la voie à une alternative qui sera radicale ou non. La pensée eurasienne a en tout cas le mérite de jeter les bases d’une théorie du monde multipolaire à construire et à peaufiner.
Franck Pengam
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