LA GUERRE EN UKRAINE ÉTAIT INÉVITABLE : VOICI POURQUOI

Crise en Ukraine crise géopolitique avec la Russie

Que vous ouvriez un journal, consultiez un site, allumiez la radio ou la télévision, tout le monde semble superbement ignorer ce que signifie le terme de géopolitique. D’aucuns prennent un air pontifiant et se lancent dans des explications absconses qu’ils ne comprennent pas eux-mêmes. D’autres, sans doute moins ambitieux, ne s’embarrassent pas de détails et rangent en vrac dans cette catégorie toutes les nouvelles internationales.

Et si, par miracle, certains en appréhendent correctement la définition, ils préfèrent de toute façon jeter pudiquement un mouchoir dessus car elle contrarie leur vision simpliste des affaires du monde : le Bien contre le Mal (moralistes mainstream), l’économie conditionne tout (marxistes et libéraux) ou encore les sombres machinations de quelques lobbies cachées (alternatifs tendance conspi).

Cela fait des années que votre serviteur renvoie tout ce joli monde dos à dos en tentant de montrer l’importance cardinale de la géopolitique pure, à savoir l’influence de la géographie sur la politique des États et, partant, sur les relations internationales. C’est l’essence même du Grand jeu, l’alpha et l’oméga de ce blog (même si tous les billets – on arrive bientôt à 700 ! – ne la mentionnent pas toujours ouvertement). Et l’actuelle crise ukrainienne, qu’on aurait bien du mal à expliquer autrement, le prouve une fois de plus…

Sans sous-estimer l’apport parfois capital d’autres facteurs – historiques, culturels, économiques – il n’en reste pas moins que, fondamentalement, la géographie commande tout : les guerres, les paix, les alliances. Elle s’inscrit dans l’inconscient collectif de la classe dirigeante des différents pays et se transmet de génération en génération. Elle dicte leur vision du monde.

Pendant des siècles, les Britanniques, qu’ils fussent catholiques ou protestants, ancien régime ou post-Révolution industrielle, conservateurs ou travaillistes, menèrent la même politique étrangère : diviser le continent européen pour mieux régner. Et le cher Mackinder (1904) n’est somme toute que l’aboutissement théorisé d’une vision beaucoup plus ancienne.

Une stratégie reprise quasiment telle quelle, mais à plus grande échelle, par les États-Unis après la Seconde guerre mondiale, nous l’avons expliqué de nombreuses fois. C’est ce conditionnement géographique qui leur a fait soutenir – en pleine Guerre froide ! – la branche la plus extrême du communisme (Chine maoïste) contre la plus modérée (URSS déstalinisée).

Nous pourrions donner mille autres exemples – pensons à l’obsession pakistanaise de la profondeur stratégique face à l’Inde qui pousse invariablement, mécaniquement, Islamabad à s’ingérer dans les affaires de l’Afghanistan voisin.

Et nous en venons à la Russie, ce fameux Heartland qui occupe tous les esprits outre-Atlantique. Si elle a varié de formes et de nature avec le temps – empire tsariste, URSS, Russie post-soviétique – elle a toujours gardé la même constante : une obsession quasi mystique de sa sécurité.

Pour les thalassocraties anglo-saxonnes, déjà protégées par la mer, la stratégie de division du continent n’était qu’un second niveau de protection en quelque sorte – ce qui explique d’ailleurs que, de défensive initialement, cette politique est très vite devenue offensive, visant à assurer leur hégémonie.

La Russie, elle, n’a jamais pu se payer ce luxe. Ne bénéficiant pas de frontières naturelles, terre de passage de toutes les invasions – Mongols, Napoléon, Hitler etc. – elle se considère comme perpétuellement menacée. Et elle a de tout temps cherché à se protéger par une ceinture de sécurité sur les territoires voisins.

Cette recherche de glacis protecteur, quitte à empiéter sur les territoires proches pour accéder aux protections naturelles (Carpates, Caucase, Montagnes célestes et Pamir) est à la base de l’impérialisme défensif mené tant par les tsars que par les bolcheviques. Là encore, l’idéologie politique ne fait pas le poids face à la géographie…

Pays le plus étendu au monde mais en quête constante de sécurité, étalé sur onze fuseaux horaires mais sans aucune montagne ou mer pour le protéger : les paradoxes ne manquent pas. Et ils sont souvent à l’origine d’une réelle incompréhension, non feinte pour le coup, chez nombre d’observateurs (nous ne parlons pas ici des plumitifs en service commandé).

Combien de fois n’entend-on pas l’interrogation suivante : « Mais enfin, la Russie est déjà tellement grande, pourquoi Poutine cherche-t-il encore à grappiller un confetti supplémentaire ? Il doit être maniaque. » Eh non, il n’est ni fou ni paranoïaque. Il est simplement le dernier représentant d’une lignée multi-séculaire de dirigeants russes obnubilés par la sécurité de leur pays, souvent mise à mal par sa géographie dans le passé.

Personne n’a d’ailleurs jamais bien su si la taille gigantesque de la Russie était une force ou une faiblesse. N’oublions pas, par exemple, que ce facteur a joué son petit rôle dans les événements qui ont conduit au déclenchement de la Première guerre mondiale. Lorsque Nicolas II décréta la mobilisation générale suite à l’ultimatum de l’Autriche à la Serbie, il s’agissait d’une mesure belliqueuse certes, mais aussi de simple organisation : regrouper des troupes disséminées aux quatre coins de l’empire à des semaines de marche les unes des autres. Mais pour l’Allemagne, dont l’imaginaire géographique était bien plus limité, cela équivalait à un casus belli.

Malgré sa taille considérable, malgré le manque de défenses naturelles, la Russie a au moins une chance, celle d’être généralement d’un seul tenant. Il existe cependant trois exceptions, trois goulets d’étranglements :

Le premier, face à la Finlande, débouche sur la Carélie, Mourmansk et l’océan Arctique. Le deuxième, entre l’Ukraine (tiens tiens…) et le Kazakhstan, mène à Sochi, devenue quasiment la nouvelle capitale diplomatique russe, puis au Caucase et, depuis 2014, à la Crimée via le pont de Kertch. A l’autre bout du pays, le troisième conduit à l’extrême-orient « utile » du pays et à la mer du Japon.

Cette carte vue du ciel est peut-être plus parlante encore, où l’on voit que les trois pattes de l’ours pourraient être, en théorie, facilement ligotées :

Pour ne rien arranger, les trois boyaux en question contrôlent également l’accès aux trois grands ports (Mourmansk, Sébastopol, Vladivostok) de la flotte russe, dont on sait à quel point la fameuse « tentation des mers chaudes », et même de la mer tout court, a été une obsession stratégique tout au long de l’histoire…

Aussi ne sera-t-on pas surpris de constater que ces trois zones ont toujours été au centre de toutes les préoccupations russes : guerre soviéto-finlandaise de 1939-1940 pour la première et affrontements sino-soviétiques sur le fleuve Amour dans les années 1960 pour la troisième. Avec la « finlandisation » (dont le terme est d’ailleurs entré dans le vocabulaire courant), c’est-à-dire la neutralité de la Finlande, d’une part et le grand rapprochement entre Moscou et Pékin d’autre part, la situation a finalement été réglée sur ces fronts.

Reste le second goulet, particulièrement sous les feux de l’actualité en ce moment…

Nous avons déjà expliqué à d’innombrables reprises (par exemple ici) les tenants et les aboutissants du conflit ukrainien, commencé officiellement en 2014 avec le putsch du Maïdan orchestré par Washington pour installer un gouvernement pro-occidental à Kiev et faire entrer le pays dans la communauté euro-atlantique.

Mais prenons de la hauteur et essayons d’aller encore un peu plus loin dans cette « métaphysique géographique ». L’Ukraine est une véritable dague plantée dans le ventre mou de la Russie (surtout si l’on ajoute à cette dernière la Biélorussie alliée) :

Certes, dira-t-on, les pays baltes, membres de l’OTAN, font eux aussi partie du système impérial américain. Toutefois :

  1. c’est un fait accompli, acté depuis longtemps, leur adhésion datant de 2004
  2. ils sont, tout bien pesé, plus responsables que le pouvoir post-maïdanite ukrainien
  3. l’interface avec la Russie (hors Biélorussie) ne représente que 500 kilomètres et requiert moins de moyens de défense, terrestres ou anti-aériens

Rien de tel pour l’Ukraine, qui partage avec la Russie une frontière commune de près de 1 600 kilomètres et dont le pouvoir est quelque peu incontrôlable.

Intuition personnelle (et récente) de votre serviteur, on peut même se demander au final si le plan aura jamais été de faire entrer l’Ukraine dans l’OTAN, en tout cas ces dernières années. Qui dit appartenance à l’alliance atlantique dit en effet prudence, afin de ne pas entraîner tout le bloc dans la guerre. Pour les spin doctors américains, ne valait-il pas mieux, tout compte fait, une Ukraine proxie, sorte de « chien fou » faisant peser une menace constante sur la Russie mais sans engager la responsabilité otanienne ?

C’est peut-être ce dont a pris conscience Moscou dernièrement, réalisant que le conflit gelé du Donbass, instrumentalisé jusque-là pour empêcher Kiev d’accéder à l’OTAN, ne suffisait plus. Il y a dix jours, nous écrivions :

Pourquoi l’actuelle escalade militaire ? La réponse est simple : parce que Moscou a jugé que le gel du conflit n’était plus une garantie suffisante.

Fin 2019, nous rapportions déjà que :

Le gel du conflit du Donbass inquiète les officines impériales qui commencent à évoquer l’idée d’abandonner purement et simplement l’Est de l’Ukraine afin que le reste du pays prenne résolument le chemin de l’euro-atlantisme.

De fait, l’on sentait ces dernières années que l’entrisme otanien dans le pays ne s’embarrassait plus de ces considérations. Certes, techniquement parlant, Kiev ne pouvait prétendre rejoindre l’alliance, mais cela n’empêchait plus vraiment les deux appareils militaires de s’entremêler. C’est ce qu’a expliqué en substance Poutine [le 22 février] :

« Le commandement des troupes ukrainiennes et les systèmes de contrôle sont déjà intégrés avec ceux de l’OTAN. Cela signifie que le commandement des forces armées ukrainiennes et même celui d’autres unités peut être directement exercé depuis le quartier général de l’OTAN. L’activité de ces forces armées et des services spéciaux est dirigée par des conseillers étrangers, nous le savons.

Les Etats-Unis et l’OTAN ont déjà commencé à exploiter sans vergogne le territoire ukrainien comme théâtre de potentielles opérations militaires (…) Sous des prétextes divers, des contingents de pays membres de l’OTAN ont été constamment présents sur le territoire ukrainien ces dernières années. »

Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse ? Qu’importe finalement que l’Ukraine appartienne formellement à l’alliance si on peut l’utiliser comme une plateforme menaçant le grand adversaire stratégique ? A ses risques et périls bien sûr, comme Kiev est en train de le découvrir un peu tard…

Car pour Moscou, une Ukraine hostile, lance fichée dans son ventre mou, est ontologiquement intolérable. Qui plus est au moment où Kiev rêvasse d’uranium enrichi et les Américains de projectiles hypersoniques. Poutine encore :

« Après le retrait américain du traité sur les missiles de courte et moyenne portée, le Pentagone ne cache pas son activité dans ce domaine, avec des missiles balistiques capables de toucher leur cible à plus de 5 500 km. Si de tels systèmes sont déployés en Ukraine, ils seront capables de toucher toute la Russie européenne. Des missiles balistiques lancés de Kharkov atteindront Moscou en 7 ou 8 minutes et ça ne prendra que 4 ou 5 minutes pour des missiles hypersoniques. C’est un couteau sous la gorge. »

Aucune grande puissance ne peut accepter une telle rupture d’équilibre stratégique, même si c’est au prix d’une guerre quasi fratricide et/ou de sanctions qui la mettront en grosse difficulté.

Équilibre stratégique, le mot est lâché. Notion totalement sous-estimée par les commentateurs, même les plus neutres, faisant l’objet de vagues entrefilets en douzième page des journaux, entre la météo et le sport, elle conditionne pourtant grandement le comportement des acteurs étatiques.

Or sur ce plan-là, la responsabilité américaine est une nouvelle fois énorme. Il y a deux ans, un journal maintenant en pointe dans la dénonciation de l’invasion russe écrivait la chose suivante :

Donald Trump déserte les traités internationaux :

Un traité fondamental sur le désarmement nucléaire, un autre sur la maîtrise des armements, un accord clé de non-prolifération… En deux ans, l’administration Trump a torpillé ou affaibli au moins trois textes internationaux : le traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (dit FNI), signé en 1987 par Reagan et Gorbatchev, qui prévoyait l’interdiction de certaines armes en réponse à la crise des euromissiles ; le traité Ciel ouvert permettant depuis 2002 aux 34 États membres d’effectuer des survols d’observation réciproques, dont les États-Unis viennent de se retirer ; le compromis de Vienne (JCPOA), qui plaçait le programme nucléaire iranien sous tutelle et annihilait tout risque de prolifération par Téhéran, mais qui est à l’agonie depuis que Washington l’a renié en mai 2018. A ce bilan s’ajoutent des discussions complètement à l’arrêt sur le renouvellement du traité américano-russe New Start, conclu en 2010 pour une durée de dix ans, dernier texte à limiter le nombre d’armes nucléaires des deux États, et la menace, pas encore officielle, de reprendre des essais nucléaires, en violation d’un moratoire national décidé en 1992 et d’un traité international signé en 1996. En somme, c’est le régime de contrôle des armements et désarmement post-guerre froide qui vacille sous les assauts répétés de la Maison Blanche.

Inutile de préciser que les plumitifs en question sont absolument incapables de concevoir le lien entre ceci et ce qui se passe aujourd’hui. La relation de cause à effet est pourtant évidente, d’autant que les divers retraits de l’administration Trump ne sont que la touche finale d’une partition initiée par l’administration Bush au lendemain du 11 Septembre.

Fin 2001, profitant de l’émotion générale, Doubleyou dénonce unilatéralement le traité ABM sur les missiles antimissile balistiques, qui structurait depuis 1972 l’équilibre de l’arsenal nucléaire stratégique entre les États-Unis et la Russie. Une décision qui n’a évidemment rien à voir avec Al Qaeda mais tout avec le projet de système de défense antimissile.

En mars 2007, les États-Unis annoncent leur intention d’installer ce bouclier de défense en Pologne et en République tchèque, officiellement tourné contre… la menace iranienne ! A Moscou, personne n’est dupe :

Le bouclier fausse de manière évidente l’équilibre des forces entre les puissances nucléaires et Poutine, moins rigolard cette fois, avertit que ces nouvelles tensions pourraient transformer l’Europe en un « fût de poudre ». Il le répète pendant des années : « le système antimissiles américain est une menace pour la Russie et pour le monde ». Peine perdue…

A l’époque, il est même allé jusqu’à proposer des mesures alternatives, comme l’utilisation conjointe de la base radar de Gabala en Azerbaïdjan ou des négociations multilatérales, avec l’OTAN et l’Union européenne, autour du déploiement du bouclier antimissiles. Ces propositions ont fait sourire les Américains, qui considèrent en réalité comme insupportable l’idée d’accepter un concept de dissuasion fondé sur la réciprocité et l’équilibre, et dont le bouclier était évidemment tourné, non pas contre quelque menace illusoire en provenance du Moyen-Orient mais contre le grand adversaire eurasien.

Déliés de la plupart des contraintes sur le contrôle des armements, posant ou souhaitant poser leurs joujoux, défensifs ou offensifs, sur l’échiquier européen et agrandissant subrepticement cet échiquier au fil des années jusqu’aux portes de la Russie, les Américains ont œuvré par touches successives pour rompre l’équilibre mondial.

Quels que soient les qualificatifs employés pour décrire la réponse russe en Ukraine, quelles qu’en soient les conséquences, une chose est sûre : elle était inévitable. Les fondamentaux géographiques et stratégiques l’y obligeaient…

Source : Chroniques du Grand Jeu

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